Brûlé à Champel, Servet revit au cinéma
L’hérétique mis au bûcher par la Genève de Calvin inspire un film singulier.
Nic Ulmi
Publié le 17 mai 2005
C'est dans l'actuel jardin de La Colline, clinique privée située entre le quartier de l'hôpital et le bas de Champel, que Michel Servet a été attaché à un poteau et brûlé vif par la Genève de Calvin, en 1553.
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«Quelle ironie pour celui qui a découvert la circulation pulmonaire du sang», commente la voix off du film La vie de Michel Servet, alors que l'écran montre une porte vitrée se refermant sur deux blouses blanches. L'étrange histoire de l'hérétique espagnol ressurgit dans un documentaire d'une force singulière, réalisé par le cinéaste allemand Oliver Eckert et présenté demain à 19 h à Fonction Cinéma.
«La biographie de Servet est absolument étonnante. C'est un scénario tout prêt, avec une fausse identité, des rebondissements, une trajectoire qui bifurque avant de retrouver sa ligne initiale», commente le cinéaste. Hambourgeois, issu d'une famille «très protestante», le documentariste découvre cette histoire au cours d'une année d'échange aux Beaux-Arts de Genève et rouvre ce dossier aussi épineux qu'énigmatique.
Qui était le supplicié de Champel? Né en 1511 en Aragon, Servet acquiert une notoriété précoce comme hérétique. Il disparaît pour entamer une nouvelle vie à Paris, où on le retrouve à la faculté de médecine sous le nom de Villeneuve. Sa carrière médicale se poursuit à Vienne en Dauphiné. Servet aquiert là une position de notable et découvre la «petite circulation sanguine», la manière dont le sang passe dans les poumons pour s'oxygéner. L'Espagnol voit là le souffle de Dieu au cœur de l'homme.
«Servet pensait que l'homme est doté de libre arbitre. Son destin semble montrer le contraire», reprend le réalisateur. Une force irrésistible paraît le pousser vers celui le détruira. Qu'est-ce qui l'oppose si mortellement à Calvin? À gauche, Servet croit en un Dieu «auquel l'homme peut s'unir». À droite, son ennemi décrit un «souverain Seigneur… devant qui l'homme chétif et misérable ne peut que se prosterner dans la cendre, adorer et obéir» (2).
Surtout, Michel Servet pousse très loin le bouchon du retour aux Evangiles. Pas de trace, dans ces derniers, du discours tarabiscoté sur la Trinité que l'Eglise a mis au point pendant des siècles de palabres. Jésus? Il n'est pas Dieu, mais un homme auquel l'essence divine s'est alliée temporairement. À l'hérésie, Servet ajoute le blasphème: la Trinité est un «chien des enfers à trois têtes, signe de l'Antéchrist». Calvin écrit: «Si j'ai de l'autorité dans cette ville, je veillerai à ce qu'il ne la quitte pas vivant.»
Querelle épistolaire
À Vienne, Servet publie anonymement un nouveau brûlot et se lance en une dispute par correspondance avec Calvin. Ce dernier récolte des preuves et les livre à l'Inquisition, manquant de peu de faire brûler l'hérétique par les catholiques. Coffré, Servet s'évade. Pour des motifs qui demeurent obscurs, il se rend à Genève, se jetant ainsi dans la gueule du loup.
«Je crois qu'il en avait marre de vivre sous une fausse identité. Peut-être a-t-il pensé qu'il avait une chance de remplacer Calvin», suggère le documentariste. C'est-à-dire? «Pour trouver un compromis avec l'empereur Charles V, les réformateurs avaient conservé des théories que l'Eglise avait développées après les Evangiles. Servet voulait aller plus loin dans le retour aux Ecritures. Il se prenait pour le représentant sur terre de l'archange Michel qui, dans l'Apocalypse, chasse la Bête…»
Menhir expiatoire
Aujourd'hui, Michel Servet a sa rue, ainsi qu'un «monument expiatoire» érigé près de l'emplacement du bûcher, derrière l'abribus de la ligne 3 à l'avenue de Beau-Séjour. Posé en 1903, ce menhir porte une inscription où le calvinisme genevois regrette l'«erreur» mais blanchit son principal responsable, Calvin, pour faire porter le chapeau aux mœurs de «son siècle». Il s'agit alors, selon l'historienne Valentine Zuber, de «désamorcer l'obstacle que représente encore l'affaire Michel Servet pour la réputation de Jean Calvin, à la veille du jubilé du réformateur de Genève en 1909» (1). Entre-temps, Oliver Eckert a quitté Genève pour poursuivre à Hambourg sa carrière dans le documentaire. «C'est quand même la vie qui écrit les histoires les plus passionnantes.»
(1) Valentine Zuber, «Les conflits de la tolérance. Michel Servet entre mémoire et histoire», Paris, Honoré Champion, 2004, p. 20
(2) Roland H. Bainton, «Michel Servet, hérétique et martyr», Genève, Droz, 1953, p. 103.